Quel avenir pour cette jeune femme un peu paumée de 17 ans que j’étais, errant de famille en famille et sans autre objectif en vue que de trouver de quoi se nourrir et un lieu pour dormir en sécurité? Je me demandais à quoi bon vivre avec toute cette souffrance qui me submergeait et pourquoi personne ne voulait de moi.
J’ai l’impression que c’était une autre moi, une autre histoire, quelqu’un d’autre.
Je ne sais pas exactement à quel moment j’ai commencé à m’aimer et à me suffire. Par là, j’entends par ne plus vivre à travers le regard des autres. Sans doute que les rencontres et aventures vécues au fil de ma route m’ont permis de me trouver en tant que repère. Je ne m’intoxique plus à essayer de plaire en permanence au monde entier et à déterminer si je suis conforme à la norme. J’avais une seule obsession : être à la convenance de tel ou telle, me sentir “inclue” et surtout ne pas me retrouver dans des situations de conflits, qui déstabilisaient alors mon identité profonde et mettaient en cause jusqu’à ma légitimité de vivre.
Les entraînements physiques, les conseils avisés de mon entourage et ma personnalité découverte lors de mes épopées autour du monde m’ont permis de me placer moi-même en tant que repère, en tant que force. J’ai découvert que j’avais les ressources et les compétences pour gérer les imprévus que la vie me réservait et que je n’étais pas responsable des états d’âme de tous les gens que je croisais. Nous sommes chacun sur un chemin différent et ma mission est de rester fidèle à mes valeurs, les pas suivant la route que mon cœur me dicte.
“Ecoute ton cœur. Il connaît toute chose parce qu’il vient de l’Âme du Monde et qu’un jour il y retournera.”
L’alchimiste de Paulo Coelho aurait certainement trouvé cela évident, mais voici qu’une fois ce principe acquis, ma vie se déroulait désormais avec une sérénité imprévue, voire parfois déroutante après la tumulte à laquelle je m’étais habituée.
Mon arrivée en Corse m’a conduit un peu plus profondément vers la découverte de moi-même, et aussi au plus beau des métiers: employée dans un refuge pour animaux. Je m’y occupe de perroquets avec lesquels je partage des moments complices. Moi qui m’étais lancée sans succès dans des études universitaires de biologie pour réaliser mon rêve et travailler avec des animaux, voilà qu’il se réalisait d’une manière inespérée pour mon plus grand bonheur.
Je crois qu’il est temps que j’arrête de m’inquiéter pour mes échecs, mes faiblesses et lorsque ma route prend des virages inattendus. Aujourd’hui, je suis si heureuse.
J’avance, entre les hauts et les bas Je rebondis, quand le sol s’écroule sous mes pas J’ai grandi sous l’étoile en crise, croire en qui? Monde glacial, froide banquise Peut-être instable, bah tant pis En vie tant que l’aventure m’appelle C’est en marchant sur la terre que je guéris de ma peine Élan de folie aux yeux de l’autre Je tourne autour du soleil Libre comme l’air et le sourire aux lèvres De train en train, je suis partie par la fenêtre Pour être libre j’ai morflé quand j’avais pas l’âge de l’être (…) Ma vie un hymne à l’audace Tous à nos places, jamais La terre est mon pays, pèlerinage ou périple Être libre ou périr Comme un filet d’eau pure sur mes plaies si brûlantes Connectée au présent Appelle-moi, appelle-moi
J’ai quitté la Suisse, cette terre qui m’a vue naître et grandir, celle qui m’a vu souffrir avant de me reconstruire, celle qui a cueilli mes larmes puis mes rires. Je m’étais prouvée tout ce que j’avais à me prouver, j’avais roulé ma bosse autour du monde, vécu les aventures les plus folles. Je n’ai cessé de me construire, d’apprendre, de m’épanouir, d’explorer, d’expérimenter, de me casser la gueule et de me relever sous le regard bienveillant et les conseils de mon entourage.
Ce feu brûlant qui me poussait sans cesse à dépasser mes limites et prendre des risques s’est apaisé. Il a laissé place à de la tendresse, à un désir de prendre soin de ma santé, de ne plus me mettre en danger. Je m’étais suffisamment prouvée ma valeur. Mes blessures ont cicatrisé et ont laissé place à une douceur et une envie de tourner définitivement la page.
J’ai rencontré l’homme de ma vie, et j’ai déménagé sur une île pour le rejoindre. J’avais l’envie de m’éloigner des médias, des caméras, de mon passé. Car aujourd’hui c’est mon avenir que je construis, avec celui que j’aime plus que tout. Mon enfance me semble faire partie d’un autre monde, lointain. Je me sens solide sur mes deux jambes, car je sais que je peux surmonter par moi-même les obstacles du quotidien. Je me sens forte dans ma petite tête, sûre de ma valeur, de ma légitimité à avoir ma place dans ce monde.
C’était l’histoire d’une petite fille à qui on avait fait croire qu’elle était nulle, laide et fragile. Et qui aujourd’hui se sent solide, forte, prête à affronter tous les obstacles de la vie sans jamais flancher. C’était l’histoire d’une enfant à qui on avait fait croire qu’elle ne méritait pas d’être aimée… mais elle a reçu plus d’amour qu’elle n’en avait jamais rêvé.
Je souhaiterais tellement que ce soit le récit de tous les enfants mal-aimés, maltraités, violentés, négligés qui pensent être coupables d’être en vie. Je souhaite qu’ils trouvent eux aussi la force et l’entourage pour se battre et attraper leurs propres étoiles, qu’ils reçoivent l’amour dont ils auraient tant besoin et qu’un jour ils puissent se regarder dans la glace et se dire droit dans les yeux : je m’aime et je suis fier de moi.
“Les miracles, ça n’arrive pas qu’aux autres. Ma folie est prête à gommer les blessures de la vie, à oser rêver l’impossible.” Tim Guénard
Certains disent que je suis un peu naïve, et que ça finira par me perdre. Dans ce monde, il faut se vendre, être productif, compétitif, vous donner un mirage de perfection tout en camouflant avec finesse ses faiblesses.
Mais moi, comme une idiote, je vais m’asseoir devant vous, vous regarder dans les yeux et vous raconter ma maladie, mes problèmes de santé, mes futures absences, et surtout, si vous me posez la question, je vais vous dire qu’aucune guérison n’est possible, qu’aucun traitement miraculeux ne pourra changer cela. On nous appelle les malades chroniques, parce que voyez-vous, ça dure. Un gène altéré par là, une morsure de tique de l’autre côté, un accident inattendu et voilà qu’on rejoint le panier des “fragiles”.
Qualifiez-moi d’innocente, de candide si cela vous chante, mais je ne suis pas sûre qu’on puisse encore l’être quand on est habitué à traverser les flots déchaînés qui inondent les couloirs blancs, quand on ne cesse jamais de ramer, rythmé par le son des paramètres vitaux qui s’affichent à l’écran.
Mais voyez, à force de tirer sur les rames, on devient fort. Peut-être que la barque, usée par les vagues, chavirera à nouveau. À ce moment là, le temps que des mécaniciens tout vêtus de blanc – ou de bleu, c’est selon – viennent la réparer, je serai absente. Non rentable, même pire, une charge pour vous. De l’argent perdu, un surplus de travail pour les collègues. Vous allez me dire que c’est trop risqué, le budget ne prévoit pas les cas comme moi.
Pourtant, si je puis me permettre, entravé par vos angoisses vous en avez oublié l’essentiel. Vous avez omis que la petite embarcation, tant qu’elle sera à flot, avancera avec vaillance. Elle connait le cap qui se dessine à l’horizon, car elle a déjà tant appris de la vie. Les tempêtes lui ont donné une expérience et une compréhension de l’humain qu’aucune école ne pourra jamais inculquer. Tout part en vrille, le travail fuse de partout, il faut réagir au quart de tour? Elle saura rester calme, car elle est devenue experte dans la gestion du stress, elle qui devait se montrer sereine lorsqu’on lui prédisait la tourmente. Elle saura rester positive, car les chirurgies successives lui ont appris qu’après chaque typhon, elle reprendra sa navigation avec une volonté d’autant plus tenace. Chacune des journées de son voyage sera marquée par sa motivation, son énergie, car oh oui, elle sait combien la vie est belle, et quelle chance elle a d’être à ce poste.
Cher patron, je vous laisse vous faire votre propre opinion. Je suis malade, certes, et serai un peu plus absente que mes collègues. Mais accordez-moi qu’un bon salarié est une personne pour qui son emploi a un sens et qui met du cœur à l’ouvrage. Chaque matin, je saurai que si je suis là, sur mes deux jambes, c’est que ce sera à nouveau une belle journée et ce sentiment me donnera des ailes. Je vous défie de trouver des employés qui présentent plus de volonté dans leurs tripes et plus d’enthousiasme à la besogne qu’une malade chronique, guerrière aguerrie de ses batailles silencieuses, habituée à suer pour vaincre les épreuves.
Seul l’arbre qui a subi les assauts du vent est vraiment vigoureux, car c’est dans cette lutte que ses racines, mises à l’épreuve, se fortifient. Sénèque
D’aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours eu ce sentiment qu’il fallait que je me dépêche de vivre, car la mort ne m’a jamais semblée très loin. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je ne me pose que trop rarement, trop occupée à tout expérimenter, tour découvrir, tout apprendre, tout essayer, sans guère laisser de place aux doutes ou à la peur. Une vie sans questionnement et sans surpassement ne m’intéresse pas. Je m’ennuierai et dépérirai dans la routine.
Je l’aime ce feu en moi, qui me dit de me dépasser, d’aller aux confins de l’univers et des limites de mon corps. Ce n’est pas le confort que j’aime mais les épreuves, les incertitudes, les challenges, tous ces moments de chaos qui nous malmènent, nous secouent, nous font réfléchir, grandir, et nous amènent à une connaissance de nous-mêmes qu’aucun sage ne pourrait jamais nous apprendre.
Je suis malade, c’est vrai. Je pourrais rester à la maison, me reposer, bénéficier d’une aide financière et vivre le restant de ma vie avec une relative sécurité. Je n’en veux pas. J’ai confiance en moi. Je sais que si je le veux, je peux dessiner mon destin. Je veux me battre, la tête haute, avec mes deux petits bras prêts à saisir l’adversité à bras le corps. J’ai passé trop de temps enfermée, à subir. Plus jamais. Aujourd’hui, je décide de mon chemin et de mes choix. Peut-être que je me trompe de voie. Mais mon cœur, mon âme, mon être me disent s’y aller, de relever ce défi qui me fait tant vibrer. Mes yeux scintillent d’étoiles, mes poils se hérissent de bonheur à l’idée d’atteindre cet aboutissement après toutes ces années de travail personnel, mental et physique. Je n’ai pas peur de faire des erreurs, de tomber, d’échouer, de perdre. J’ai peur de ne pas essayer, de taire mon rêve dans l’abnégation.
J’aime la boxe, la sueur qui coule de mon front, mon corps qui absorbe les chocs, mon cerveau bouillant qui réfléchit à la meilleure tactique. J’aime le respect dont font preuve les adversaires, la dureté de ce sport. Face à face il n’y a pas de place pour la fourberie, le mensonge ou l’égo. On se sent nus comme un ver, avec nos qualités, nos défauts, tentant de rester calme et lucide au travers des tempêtes. Il n’y a pas meilleure école de vie, à mon sens, que de croiser les gants, développer son physique, son mental, sa gestion émotionnelle et son humilité. Au fond nous sommes si petits.
Le matin, je suis heureuse de me lever: j’ai un objectif qui m’attend, l’impression que je suis là pour me lancer dans quelque chose de plus grand que moi, quelque chose qui me dépasse. Combien disent la même chose de leur vie? Je vois leur regard vide dans le métro, perdus, comme si plus rien n’avait de sens. Ils se sont faits voler leurs espoirs, leurs rêves, leurs projets, et ils ont cru quand on leur a dit de renoncer à tout cela, que ce n’est pas pour eux. On leur a demandé de se taire et de rentrer dans le moule. Plus proches des zombies que des humains, ils se sont résignés. Je me demande quelles salades exactement on leur a racontées. Que c’était trop dangereux? Trop difficile ? Inadapté ? Imprudent? Sans doute n’ont-ils pas croisés le chemin de philosophes leur suggérant de croire en leurs ressources et de suivre leur intuition.
Quand je vois ces pauvres gens tristes, j’ai envie de les secouer, de leur hurler de partir à la conquête de ce que leur cœur désire, de ne plus perdre de ce temps si limité et si précieux dont nous disposons sur Terre. Je veux leur crier d’exister avec audace, de rallumer la flamme qui vacille, de faire confiance en la vie, en Dieu, en eux-mêmes ! On se soucie trop de vivre longtemps, et pas assez de simplement vivre.
C’est notre devoir de respecter et d’honorer cette chance que nous avons de disposer d’un temps de vie qui nous est propre, de suivre notre lumière et de ne pas sombrer dans la peur ou l’enlisement. Je vis ma vie à pleine vitesse, je la dévore comme une affamée, je fonce tête baissée dans projets qui me tiennent à cœur même s’ils impliquent des risques. Je peux mourir à n’importent quel moment; je serai sereine, sans regrets ni amertume. A force d’aller toujours plus loin, peut-être qu’un jour j’atteindrai un point de non-retour. Mais ce ne sera pas sur un ring. J’ai confiance en mon corps, en mes capacités. Mon mental transmettra sa résistance à mes tissus. J’ai fait tant de chemin pour en arriver là que je ne veux pas m’arrêter si près du but, alors que j’ai toutes les capacités pour y arriver.
Il ne faut pas être triste lorsque je fais face au danger. J’y suis habituée, il a été là tout au long de ma vie. Il faut plutôt avoir de la peine pour tous ces gens qui ont oubliés comment danser avec vie, qui n’ont plus ressenti de tressaillement de joie et d’excitation dans leurs tripes depuis bien trop longtemps, qui ne connaissent pas cette sensation d’être au bon endroit, au bon moment, en accord avec soi-même.
La Vie m’attend. Je suis forte, je suis prête. Enfin je peux dessiner ma destinée. Accomplir ce que je suis venue réaliser avant de partir pour de nouveaux horizons. On dit souvent aux malades d’adapter leurs rêves. Mais j’ai décidé de ne pas avoir une vie à pourcentage réduit. Je vais rêver à 100%. Et mieux qu’un rêve, ce sera ma réalité. Je me nourris de cet objectif. La cloche du ring sonne, elle m’appelle.
On accorde tellement d’importance à la mort qu’on en oublie de vivre.
Merci du fond du cœur de prendre autant soin de moi,
Il faut qu’on discute, toi et moi. J’aurais envie de te dire que tu as été une année de merde, et surement que ça te ferait plaisir.
Tu ne m’as guère laissé le temps de respirer, il fallait que les épreuves s’enchainent sans me laisser le temps de reprendre mon souffle. On ne peut pas dire que tu m’as épargnée et tu m’as éprouvée à tous les niveaux. Cela a commencé par le décès de mon ami. Quelques semaines plus tard, dès le retour de mon voyage, les coups et désillusions n’ont fait que s’enchaîner. Il fallait ce moment pour que ma maladie me fasse une ribambelle de misères et de tourments qui ne semblent guère se terminer encore aujourd’hui.
Ma chère 2019, je pourrais te haïr pour toute cette souffrance que tu m’as fait subir. Tu m’as mise à terre, fait tombée, malmenée et ne t’es guère souciée de savoir si je parviendrais à me relever ou pas. Je vais te le dire, moi. Qu’importe les épreuves que tu m’auras fait vivre, le nombre de fois que tu m’auras fait rouler dans la poussière, jamais je n’ai abandonné et jamais je ne le ferai. A chaque chute je me suis relevée. Je ne t’en veux pas pour tout ce que tu m’as fait subir, j’ai tiré une leçon de chaque coup dur, je les ai tous utilisés pour grandir.
Je t’entends ricaner de tous ces tours que tu m’as joués, et je m’en moque. Je n’ai pas baissé les bras, j’ai écrit mon livre – “itinéraire d’une survivante” -, je l’ai publié, et je n’ai pas fui une seule fois devant tes épreuves. Au contraire, j’ai utilisé mon expérience pour y faire face avec plus de sérénité que jamais. Je te le dis, aujourd’hui: merci pour toutes ces difficultés que tu m’as fait traverser.
Chère 2020,
Je ne sais guère ce que tu me prépares, mais sache que je suis prête. Quelles que soit les déconvenues qui m’attendent, elles ne me font pas peur et pas l’une d’entre elles ne me fera dévier de mes rêves, de mes objectifs et de mes valeurs. Viens, emmène moi où bon te semble, je t’attends de pied ferme. J’utiliserai le bon pour me nourrir et le mauvais pour apprendre encore et encore. Je compte bien prendre exemple sur les mauvaises herbes qu’on vaporise de pesticides et qui fleurissent avec deux fois plus de vigueur. Ma 2020, je te promets que toutes les deux on va vivre beaucoup d’émotions, et quoi que tu me réserves je suis bien décidée à emprunter le chemin des étoiles. Tu vas voir, on va passer 366 jours magiques toutes les deux. Repose-toi bien en attendant, il te faudra être en forme.
C’est trop dangereux. Tu ne peux pas. Tu ne dois pas.
Le feu dévore mes tripes. Lui que j’ai eu tant de peine à apaiser en voyage, le voilà reparti de plus belle. Trop de souffrance, trop de désillusions, trop d’épreuves. On peut dire que j’en ai morflé ces derniers temps. La différence, c’est que maintenant j’ai donné un sens à tout ça. J’ai un seul rêve dans ma ligne de mire : combattre. Amener mon petit corps trop fragile sur un ring et exploser l’autre. Ou me faire exploser. Je n’ai que faire des risques, des probabilités, des recommandations médicales. La mort, ça fait longtemps que je ne la crains plus. A force de la côtoyer, on l’apprivoise.
On me dit que le ring, ce n’est pas pour moi. Ma maladie, mon cœur opéré, mes articulations trop souples, ma peau fragile… ce n’est pas le top. La boxe, dans le tableau des recommandations des cardiologues du sport, c’est la case rouge. Le pire. Trop dangereux ? C’est étrange de dire cela à quelqu’un qui n’a fait qu’essuyer des coups tout au long de sa vie. Moi je vous dis que j’ai toutes les raisons du monde de combattre. Je ne crains pas la douleur, la défaite, les blessures. Je m’en fous de mourir. Je veux me battre, tomber, me relever, chercher l’énergie au fond de moi pour lutter encore et encore. Je n’ai que faire de vivre sagement et longtemps, en prenant le minimum de risques possibles. Ça n’a aucun sens à mes yeux. Je fais partie des fous, des ravagés, ceux qui foncent tête baissée, rêvent trop grand et explorent au-delà des frontières. Ceux que rien ne rassasie, qui doivent toujours et sans cesse aller plus loin, dépasser les limites. Je suis de ceux qui ont des flammes au fond de leurs tripes : soit on fonce, soit on se brûle.
Je suis restée trop de temps couchée sur des lits dans des hôpitaux, j’ai passé trop d’années à fuir les coups pour me protéger et trop de nuits à pleurer. C’est fini. La petite fille a grandi. Aujourd’hui je reste debout. Avec plus de rage que jamais, plus d’énergie que jamais et un seul et unique objectif : combattre. Etre couchée, couverte de sang sur le sol, à bout de souffle et quand même me relever. Avec deux fois plus de force.
Faire péter une bonne fois pour toute l’obscurité qui m’habite et foncer vers mon rêve.
Comme le dit si bien mon amie Sarah Gysler : et puis au pire, on meurt.
Mes amis me regardent tout sourire, l’œil brillant, attendant avec impatience que je leur raconte mes aventures. Je reste quelques instants muette, ne sachant que répondre, la gorge nouée.
Drame au paradis
L’une de mes dernières escapades au Sri Lanka consistait à me lever avant l’aube, à 4h30 du matin exactement, pour randonner jusqu’au sommet d’une petite montagne et admirer le lever du soleil avec un point de vue que l’on m’avait annoncé comme magnifique. Ce serait un dernier adieu à mon ami Adrien, parce qu’on faisait souvent ce type d’expéditions tous les deux, sans état d’âme pour les heures de sommeil et le confort qu’on abandonnait derrière nous.
Je grimpais d’un bon rythme, avec la compagnie de quatre chiens. L’un d’entre eux suivait mes pas depuis deux jours, dormait à l’extérieur la nuit et m’attendait le matin sur la terrasse. On était devenu copains. C’était un petit chien errant, maigre. Je partageais ma nourriture avec lui. En échange, il me guidait sur les sentiers de la région. Je l’avais surnommé Kawet. On formait une joyeuse compagnie et on monta rapidement le sentier à travers le silence de la nuit.
On parvint au sommet aux premières lueurs de l’aurore. Un grand rocher au-dessus des falaises surplombait le paysage rougeoyant. C’était d’une telle beauté que ça semblait irréel, comme venu d’un autre monde. Je m’assis et contempla les couleurs flamboyantes. L’ombre laissait peu à peu place à la lumière, permettant de découvrir monts et vallées s’étendant à perte de vue. Dans un murmure, je lâchais un dernier hommage à l’ami qui était parti rejoindre les étoiles.
Je sais que je t’ai déjà dit au revoir, mais cette fois-ci est aussi pour toi, Adrien. En souvenir de tous ces moments qu’on a vécus ensemble, de l’amour de la montagne et du sport que tu m’as transmis. Merci pour tout.
Au même instant, un chien inconnu surgit en aboyant agressivement. Il attaqua ceux qui m’avaient accompagnée, se mit face à l’un et le mordit violemment. Malgré qu’il recula, effrayé, le nouveau venu continua de le menacer puis le poussa dans le précipice. Un terrible glapissement de frayeur brisa le silence. Il s’écrasa en contrebas dans un bruit sourd, mort. Mon sang se glaça.
Je n’étais plus humaine, j’étais devenue animal. Je courus après le meurtrier, enragée. Il s’enfuit. Les trois survivants gémissaient, les oreilles tombantes. Ils se tenaient devant le lieu de chute de leur ami, regardant désespérément dans le vide. Kawet hurla à mort, face au soleil levant, tel un loup. Son cri long et puissant brisait le silence et se perdait au loin. Il finit par se coucher en boule à mes côtés, abattu. Je le pris dans mes bras sans chercher à retenir le flot de larmes qui jaillissait de mes yeux. Nous étions désormais deux à avoir perdu un ami cher.
Je jetai un regard au ciel, remplie de chagrin et d’incompréhension et m’indigna:
MAIS POURQUOI?!!! MAIS POURQUOI ENCORE CA?!
Je redescendis à l’hostel le cœur noué. Kawet était toujours à mes côtés, tandis que les deux autres avaient disparu. A peine arrivés sur la terrasse extérieure, le gérant de l’établissement arriva en courant et frappa violemment mon ami à quatre pattes, jusqu’à ce qu’il tombe des escaliers et s’enfuit au loin en glapissant.
Les chiens sont sales, ils n’ont rien à faire aux alentours!
Il vit que j’étais choquée. Il éclata de rire et retourna à l’intérieur.
Le soir, attablée autour d’un repas avec d’autres jeunes, j’écoutais leurs moqueries sur ma façon de voyager, et sur le chien auquel je m’étais attachée. C’étaient des étudiants en vacances pour quelques jours, ivres la moitié du temps. Il y avait un fossé entre eux et les routards que j’avais croisés dans les autres pays. Je décidai de ne pas broncher et les laissa rire de moi, sans répondre à leurs remarques piquantes qui pourtant me lacéraient. Je me couchai de bonne heure, lasse de les entendre.
Le Tuk-Tuk
A la première heure du lendemain matin, je partis. Pas de trace de Kawet. J’aurais tant souhaité le voir une dernière fois, lui dire au revoir. Je grimpai dans le train et rejoignis une ville à plusieurs heures de trajet. Je n’avais plus ni l’énergie ni l’envie de dormir chez l’habitant, de faire de l’auto-stop ou de parler avec qui que ce soit. Je décidai de poser à nouveau mon sac dans une petite auberge bon marché, quelque peu à l’extérieur de la ville, loin du vacarme et de la foule. Je m’approchais d’un conducteur de Tuk-Tuk pour négocier le prix de la course:
“700 roupies”
“Non, non, c’est trop.”
“600 roupies, dernier prix”
J’avais déjà une idée des tarifs dans ce pays et c’était bien trop. Un jeune d’environ douze ans arriva.
“Il te demande combien?”
“600 roupies”
“Attends, je vais t’aider à chercher quelqu’un d’honnête. Le prix n’est pas correct, il essaie de t’arnaquer.”
A cet instant, comprenant qu’il venait de perdre une cliente, le chauffeur empoigna le garçon et lui mit une volée en pleine figure. Il s’apprêta à lui en affliger une deuxième. Sans réfléchir, je bondis et lui décrocha un coup de poing dans le nez. “Si quoi que ce soit arrive, tu vas peut-être te sentir faible. Mais ce n’est pas vrai, tu es forte, grave cela dans ton esprit. Garde seulement les mains bien hautes et tout se passera bien.” Les mots de mon ami et coach au Pakistan résonnaient dans mes oreilles et je protégeais mon visage, prête à esquiver. L’homme me jeta un regard mi surpris mi furieux et s’enfuit en courant, probablement plus par honte que par peur. Je restais les deux poings serrés à lui crier des noms d’oiseaux jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la rue. Tous les passants me regardaient avec des grands yeux étonnés. L’enfant, remis de ses émotions, me conduisit vers quelqu’un de fiable qui m’amena à bon port. Là, surprise, aucune trace d’une quelconque auberge, contrairement aux informations trouvées sur Internet. Les habitants du quartier m’informèrent que la plus proche était à deux kilomètres.
Abandonnés
Mon corps n’avait plus la moindre parcelle d’énergie et je titubais, éreintée, pour rejoindre la dernière montée avant de me reposer. Il faisait chaud, le soleil me brûlait et j’étais vidée. Depuis plus d’une semaine, j’avais de la peine à me nourrir; des nausées me coupaient l’appétit. Je sortis de mes pensées en remarquant sur le côté droit de la route, à l’ombre d’un buisson, deux minuscules boules de poils. C’était des chiots de trois semaines environ, squelettiques, couchés sur le flanc. Ils respiraient avec difficulté, dans un état lamentable. Je savais que c’était bientôt la fin pour eux. Je me renseignais auprès du personnel de l’hostel pour demander de l’aide. Ils possédaient un dalmatien, alors peut-être connaissaient-ils une association, ou un refuge. Mais ils me répondirent, tout désolés:
Laisse tomber, on ne peut rien faire.
A plusieurs reprises, je passais devant ces petites bouilles pour les caresser et les rafraîchir avec un peu d’eau. Je les voyais s’éteindre chaque fois un peu plus, respirer de plus en plus difficilement dans un semi coma. Je me sentais tellement coupable de ne rien faire. Leur état s’empira, et incapable de supporter cela, j’évitais désormais ce chemin.
Je descendis en ville pour acheter de quoi manger au marché. Une troupe d’enfants habillés de guenilles m’accosta en demandant de l’argent. L’une des fillettes avait la jambe en train de pourrir. Il n’en restait plus que la moitié. Je croisai son regard et elle me sourit. Je fondis en larmes. Je ne parvenais plus à garder une distance émotionnelle, la misère et la pauvreté me touchaient en plein cœur et me rendaient malade. J’étais épuisée, à bout de force. Normalement, je leur faisais des “high five” et ça les faisait rire. J’étais bien loin de cet état d’esprit, le moral dans les chaussettes. J’avais désormais une seule et unique certitude:
Il est temps de rentrer
Le retour
Quatre jours plus tard, je suis de retour. Les yeux plongés dans les miens, mes amis attendent la réponse à leur question. Le voyage, comment c’était? Magique, magnifique, des bonheurs et joies extrêmes, une liberté enivrante, une richesse de cultures, de religions, une expérience humaine et une aventure hors norme. Tout avait coulé de source, j’avais reçu exactement ce dont j’avais eu besoin le long de la route. Des sages m’avaient guidée et montrée la voie. J’étais sortie grandie de chaque jour de cet itinéraire initiatique. Mais ça, c’était avant. Depuis le décès d’Adrien, tout était décalé. Tout allait de travers, tout avait ressemblé à un cauchemar. J’avais eu l’impression que je n’étais plus à ma place. En deuil, loin des miens, je n’avais plus eu la force de voir la lumière dans l’ombre, de retenir le positif au milieu de la pauvreté et de la misère extrêmes. En voyageant seule et en terre inconnue j’avais été amenée à vivre de nombreuses aventures et expériences et à rencontrer tous types de personnes. Ma perception de l’environnement dépendait de mon état intérieur. J’avais eu des journées difficiles, mais j’étais remplie d’énergie et de motivation et je m’étais focalisée sur le positif. Peu avant le terme de mon voyage, après qu’une avalanche ait emporté la vie de mon ami, je n’arrivais plus à garder une vision optimiste et à retenir le bon. Tout m’avait touché en plein cœur et il en avait découlé une souffrance et une culpabilité douloureuse. Une fois de plus, c’était une question de focus. Il y a du bon et du mauvais dans chaque jour et dans chaque être humain. A nous de décider ce que nous allons mettre en avant et en retenir. Il faut être en harmonie avec soi-même si l’on veut avoir l’énergie de voir la beauté de ce monde et de ses habitants même au milieu de la misère. Je n’avais plus cette étincelle, j’avais besoin de retrouver les miens pour recharger mes batteries. J’inspire profondément et répond simplement à mes amis:
Oui, le voyage c’était bien.
J’esquisse un demi-sourire qui, je l’espère, camoufle ma voix retenue dans ma gorge nouée. Je respire lentement pour calmer mon cœur qui bat à tout rompre après ces cinq mois d’odyssée à travers le monde et je savoure comme jamais la chance que j’ai.
On a trouvé le nom de ta maladie. Tu as un syndrome d’Ehlers-Danlos.”
L’annonce du diagnostic
Je me rappelle comme si c’était hier de cet instant où la docteure en face de moi m’expliquait que mes douleurs provenaient d’une maladie grave, incurable et qui allait durer toute ma vie. Je ne sais pas comment on se sent quand le ciel nous tombe sur la tête, mais c’était un peu près mon état à cet instant-là. Sa voix était douce, réconfortante, elle avait posé sa main sur mon épaule pour m’apaiser. Je l’ai écoutée sans mot dire m’expliquer qu’il allait falloir faire des examens d’un peu près tout mon corps pour déterminer quels organes étaient atteints. Elle était gentille, je lui faisais entièrement confiance. Son explication terminée, je la scrutais dans l’attente de la solution, de la baguette magique qui allait résoudre tout ça… Mais non, rien, si ce n’étaient des traitements de support.
Quand tu as quinze ans, que tu es une jeune adolescente et que l’on t’annonce que ton cœur est malade, que tes yeux ont diverses pathologies, que ton système digestif, urinaire, neurologique et locomoteur sont atteints, tu te dis que ce n’est pas de toi qu’on parle. Que ça, ça n’arrive qu’aux autres, ceux qu’on voit dans les films ou à la télévision. À ce moment-là, je voulais faire écuyère, ou tout autre emploi en rapport avec les chevaux. Je rêvais de ramasser de la paille et des crottins, de sauter des obstacles gros comme des montagnes et de passer ma vie en plein air. Biologiste aussi, ça me disait bien. Pour être dehors encore une fois, et proche de la nature. Rester tranquille dans les couloirs aseptisés des hôpitaux et passer des nuits blanches après de grosses opérations, ce n’était pas prévu dans mon programme.
L’adaptation
C’est là, la première fois où j’ai commencé à entendre parler de ce mot: adaptation. Il était étroitement lié à un autre qui me faisait tout autant peur: le handicap.
Mes espoirs, mes rêves, mon quotidien, mon futur emploi, mes activités sportives: tous devaient être adaptés à ma pathologie. Il ne fallait pas que je pense trop grand, trop loin. Que je sois raisonnable. Que je fasse attention à moi. Que je reste tranquille. L’écurie a fait place à l’hôpital, les cours ont fait place aux consultations et moi je luttais de toutes mes forces pour ne pas sombrer dans le désespoir. J’ai affronté les pires douleurs, au-delà de mes cauchemars les plus sombres. Je me suis sentie brisée dans mon intimité, nue et frigorifiée au milieu de ces blouses blanches alors qu’elles s’affairaient à me rentrer des tuyaux et des sondes de partout. J’ai pris de plein fouet le déni et les moqueries de mes parents. Je restais sur ces tables froides, seule, les épaules tremblantes sous la lourde charge de ces vérités qu’on ne me cachait pas. Et puis, il y a eu ces opérations.
J’ai bien cru que j’allais mourir. Une fois, deux fois, trois fois.
Des étoiles dans la nuit
Ton corps est ouvert de partout. Tu crèves de mal, tu pleures des nuits à n’en plus finir. Tu te pisses dessus tellement t’as peur. Tu finis par t’y habituer. Tu prends conscience au plus profond de toi que la vie ne tient qu’à un fil. La peur de la mort est viscérale chez la majorité d’entre nous. Je ne la crains plus, à force de la côtoyer. Je décide d’arrêter de rester tranquille. D’arrêter d’avoir un espoir adapté. Je décide de rêver au-delà de toute limite, au-delà de toute mesure. Ma vie est entre mes mains, et je vais en faire une histoire magique, une histoire de fous. J’ai traversé la Suisse en courant, j’ai fait des périples à vélo, je me suis lancée à fond dans la boxe, je suis partie voyager à travers le monde en stop.
Ce jour-là, le 26 décembre 2017, je passais le lendemain de Noël à l’hôpital. J’avais le moral dans les chaussettes. On venait de découvrir la présence d’un filament sur la valve cardiaque qui avait été opérée. Encore aujourd’hui ce petit fil de deux centimètres de long peut potentiellement me causer un AVC à n’importe quel moment s’il se détache, ou être le lieu d’une infection de mon cœur; c’est ce qu’on appelle une endocardite infectieuse. En ce temps-là, les médecins m’avaient prescrit un anticoagulant, le Sintrom, pour essayer de le dissoudre. Je saignais de partout donc je soupçonnais que le dosage du médicament n’était pas adapté et j’étais assise, une fois de plus, dans la salle d’attente des urgences. À ce moment, je le croise, lui, le célèbre chirurgien qui a réparé mon cœur et à qui je dois tant. Il avait entendu parler de cette nouvelle complication et en avait discuté avec mon cardiologue.
Il m’a regardé avec beaucoup de tendresse, a écouté avec patience mes doutes et m’a répondu les yeux pétillants, un grand sourire aux lèvres:
“Hey, Myriam. Je t’ai réparé ton cœur, il bat avec force maintenant, il est comme nouveau. C’est pour que tu puisses profiter de ta vie. Alors oublie ces soucis, ce ne sont que des risques hypothétiques qu’on ne peut quantifier. Tu veux mon avis? Arrête ce médicament, profite de la vie, fais ce que tu as envie, c’est pour cela que je me suis tant appliqué! Va, vis, je veux te savoir en train de rire et pas en train de te morfondre pour des problèmes qui ne devraient pas en être! N’aie pas peur, fonce! Va faire ce que tu aimes et si tu veux chercher tes limites, vas-y! Sois heureuse et surtout, profite!”
Il m’a fait un clin d’œil, une tape dans le dos et il a disparu comme il est arrivé. J’ai des ailes qui m’ont poussé et je me suis sentie si légère que j’étais prête à voler, à poursuivre à nouveau mes rêves avec un nouvel élan.
Un espoir inadapté
Tous mes médecins ne partagent pas l’entrain et la positivité de mon chirurgien et ils ont eu tôt fait de me ramener sur Terre de manière plus ou moins délicate. L’un d’entre eux n’a pas hésité à me dire sèchement: “C’est quoi ton but? Te suicider? Continue comme ça… Vas-y, fais la maligne, si tu veux crever.” Mon ancien patron m’avait fait la remarque lors d’une discussion: “Tu es trop optimiste”. Il n’avait pas tort. Je cherche sans cesse à atteindre les sommets, je me persuade que j’en suis capable et lorsque mon corps chute, je tombe d’autant plus haut. C’est comme ça que je l’aime ma vie, à découvrir sans cesse, à ne laisser personne me dire où je dois m’arrêter et à dépasser tout ce que j’avais pensé impossible. À tomber, me relever, essayer encore et encore jusqu’à être à bout de souffle. Le seul frein que j’ai, c’est la confiance et l’estime envers ces gens qui me soutiennent et m’accompagnent et que je ne veux briser. Je tiens énormément à eux. Ma vie file pendant ce temps et moi je tente tant bien que mal de trouver un équilibre entre mes espoirs inadaptés, mes rêves intergalactiques, mon corps auquel je ne peux me fier et mon entourage médical, sportif et personnel que je ne veux ni blesser ni décevoir et qui me récupère parfois à la petite cuillère.
Je ne suis pas bien sûre de savoir ce qui est juste ou faux là-dedans. Ma philosophie est de vivre à fond, sans peur et sans mensonge. Pourtant, je me sens coupable de donner tant de soucis, tant de responsabilités. Parfois je ne discerne plus le bien du mal. De quel droit est-ce que je fais porter cette charge à mes proches et à mes soignants? Est-ce mon égo qui veut que je réalise ces défis pour sa satisfaction personnelle, quitte à y laisser des plumes? Comment expliquer cette ardeur, cette énergie dans mes tripes qui ne me laisse pas tranquille, qui me demande d’aller toujours plus loin, plus haut, plus fort? C’est elle aussi qui me relève quand je plonge dans les ténèbres, qui me ramène à la lumière, et qui me donne cette rage de vaincre et de ne jamais baisser les bras. Je crois que je l’aime bien ce feu en moi, qui me fait tenir debout, la tête haute.
Un homme qui n’a plus de rêves, est-il encore vivant?
En 2014, je souhaitais passer des vacances au bord de la mer. Je n’avais pas un rond, alors j’avais décidé d’y aller à la force de mes jambes. J’ai accroché une vieille tente qu’on m’avait donnée sur le porte-bagage et je me suis élancée pour un grand voyage à vélo avec cette réflexion en tête:
Dangereux, imprudent me dites-vous? Mais c’est quoi la vie? Rester tranquillement dans sa routine et surtout ne pas se poser trop de questions? On fait les choses parce qu’on nous dit de les faire, on ne sait même pas pour quoi on les fait. On vit parce qu’il le faut pas parce qu’on le veut. La différence bouscule, met mal à l’aise. Parce qu’elle met à jour des réalités qu’on avait cachées au plus profond de nous. Je rêve, je n’ai pas de notion de la réalité me dites-vous. Qu’est-ce que la réalité? Au fond, rêver, n’est-ce pas vivre? Un homme qui n’a plus de rêves, est-il encore vivant?
A toi l’ami à la bonne humeur imperturbable, solide pilier contre lequel je pouvais me reposer, à toi le géant au grand cœur toujours prêt à me suivre dans mes aventures les plus folles, avec lequel j’ai appris à tellement aimer la vie et le sport. J’aurais voulu te dire au revoir. Un dernier câlin, un dernier burger chez Holy Cow, une dernière virée ensemble en montagne. Je m’imagine encore tes yeux rieurs qui enlevaient toutes mes peurs et me disaient simplement : vas-y ne t’inquiète pas, profite de la vie. Je courais à la lenteur d’un escargot, tu étais trois fois plus rapide et pourtant tu me félicitais, tu me disais que j’allais super vite et que j’étais au top. Oui, tu étais le genre d’ami qu’on a tous rêvé. Mais cette fois tu es parti trop vite, trop haut, trop loin et je n’arrive pas à te rattraper.
Adrien, à mon retour en Suisse j’aurais voulu qu’on parte une nouvelle fois faire du vélo à 5h du matin. On se serait posé au milieu de la nature et je t’aurais raconté mon voyage. T’aurais adoré entendre ça, t’as toujours aimé les trucs un peu fous.
Je t’aurais raconté comment après la Turquie j’ai rejoint la Géorgie et l’Arménie, les journées de stop à -10°C, les mecs bourrés qui étaient insupportables dans ce pays où l’on m’invitait à un verre de vodka au petit déjeuner. Je t’aurais raconté ma rencontre avec Lisa, la famille adorable qui nous a hébergées et qui nous proposait des têtes de poisson en apéro, leurs toilettes qui se résumaient à un trou au fond du jardin.
Je t’aurais raconté l’Iran et son hospitalité légendaire, la nuit à neuf sur le même tapis, la beauté du désert et de ses dromadaires. Ce n’était pas non plus de tout repos, il y avait aussi régulièrement les interrogatoires de police à n’en plus finir, eux qui se demandaient ce qu’une petite femme comme moi faisait seule au bord de la route à demander des «free lift» aux conducteurs. Je t’aurais confié mes cauchemars angoissants, mon passé que j’ai vomi et à quel point j’en suis sortie nettoyée et apaisée.
Là, du haut de la montagne, je t’aurais expliqué pourquoi j’ai évité le Baloutchistan – c’était trop dangereux. La route, je l’ai reprise à Karachi, au sud du Pakistan, et je me suis retrouvée dans un bus à dissimuler l’entier de ma tête dans un foulard en faisant semblant de dormir pour échapper à l’escorte de police. Ce pays si mal aimé m’a accueillie les bras grands ouverts, de parfaits inconnus m’ont tout donné et j’ai trouvé une nouvelle famille dans le club de boxe à Islamabad.
Tu sais, j’aurais inspiré un grand coup d’air frais en me remémorant l’Inde et sa chaleur suffocante, le garçon duquel je suis tombée amoureuse malgré moi, la route que j’ai reprise seule avec le cœur en peine. Je t’aurais montré les photos de Goa, de ses plages bordées de palmiers et de mon premier essai de surf durant lequel j’ai bien dû avaler deux litres d’eau. Tu aurais éclaté de rire et tu m’aurais donné plein de conseils.
Tu aurais été heureux de savoir que Blandine va bien et qu’on a voyagé ensemble dans le Kerala. Je t’aurais raconté avec enthousiasme mon deuxième essai de surf à Varkala et tu aurais été super fier de moi… j’ai pris la majorité des vagues debout et sans tomber. On aurait fêté ça avec un morceau de pain et de fromage tout en observant le soleil levant et les oiseaux qui volent.
Avec Blan on est allé à l’extrême Sud de l’Inde, où les trois mers se rejoignent. On est venu là pour te dire un dernier au revoir. Et aujourd’hui, pendant que mes amis se sont retrouvés autour de toi en Suisse, j’ai ramé de toutes mes forces avec la planche loin au large des côtes du Sri Lanka où j’ai déposé dans l’eau la plus belle des fleurs que j’ai pu trouver… ainsi que toutes les larmes de mon corps.
Parce que toi, tu viens de mourir. Et que nous, on crève de chagrin.
Aujourd’hui c’est à toi que je m’adresse, toi la petite fille qui fuyait sous les menaces, se cachait des coups et des moqueries et pleurait chaque soir en silence. Tu es restée tant d’années tapie au fond de moi à sangloter, brisée, blessée, telle une louve boiteuse qui se retire dans sa tanière. Je t’ai fuie, j’ai tenté de t’oublier, sans succès. Je te sens encore là aujourd’hui, si pleine de colère et d’incompréhension.
C’est le cœur gros que je me rappelle toutes ces fois où tu te regardais dans la glace; tu te trouvais tellement laide. Tu observais le tracé de tes cicatrices, tes doigts tordus, la robe dégueulasse dont tout le monde se moquait et tu avais honte d’être si moche. Tu restais debout au milieu des injures et ne confiais tes peines qu’à l’obscurité, une fois la nuit tombée.
Tu avais peur à chaque instant, tu n’avais guère de ressources. Oui je sais, tu en as bavé. On ne peut pas dire que la vie a été tendre avec toi. Il n’y avait pas tant de lumière dans ces temps-là et le tunnel était sans fin. Je connais tes nuits passées à sangloter, tes cauchemars, tes combats, ta lassitude, l’incompréhension, la rage et la haine qui faisaient trembler tes veines. Je me souviens de chacun de ces mots qui t’ont foudroyée, de ces coups de couteau qui ont lacéré ton cœur à vif, qui ont creusé des plaies si profondes et si brûlantes qu’elles ont menacé de tuer la dernière parcelle d’espoir que tu avais.
Fillette, j’aurais voulu te dire en ces temps-là de rester forte car l’avenir allait être meilleur. J’aurais voulu te prendre par la main et te dire de ne pas avoir peur parce que tout allait s’arranger. J’aurais voulu te dire de rester courageuse, t’expliquer que tes blessures allaient te donner une force dont tu ne soupçonnais même pas l’existence. J’aurais voulu te donner à manger quand tu avais faim, j’aurais voulu te donner un lit quand tu as dormi dehors. J’aurais voulu être là pour toi, te rassurer, t’aimer. Malheureusement, je n’existais pas encore et je n’ai pas pu t’aider.
Tu sais, si je viens auprès de toi aujourd’hui c’est pour me réconcilier de nos disputes. Tu t’es débrouillée seule, tu t’es perdue dans les abîmes ; il est temps que je vienne te consoler. Rassure-toi, je suis devenue forte. J’ai affronté une à une chacune de tes peurs et je les ai vaincues. Je ne me cache plus, je ne chuchote plus dans le noir. Je ne te l’ai pas encore dit mais j’ai rassemblé tes bouts brisés et je les ai recollés. J’ai gardé ceux qui reflétaient la lumière, et j’ai soigneusement rangé les autres, pour que tu n’oublies jamais d’où tu viens, pour que tu gardes en mémoire que tes plus grandes forces ont la même source que tes blessures les plus profondes.
Aujourd’hui, je suis devenue une femme. Je suis là pour te parler de tous ces gens que j’ai rencontrés. Ils ont pris soin de moi et ils m’ont remplie d’amour. Ils ont pansé mes plaies, ils m’ont guidée pour que je puisse trouver mon chemin. Toi, tu as galéré mais moi, j’ai eu plus de chance que tous ceux que j’ai connus. J’ai fait de l’hélico, un vol en montgolfière, voyagé dans la brousse, traversé un pays en courant, survécu quand j’étais destinée a mourir, gagné une course, commencé la boxe…
Alors j’ai décidé que j’allais te raconter tout ça et je suis partie à ta recherche en espérant te croiser au détour d’un chemin. Je suis partie pour un grand voyage. Je ne pensais pas te trouver si vite, je n’étais même pas sûre de te rencontrer un jour ; je t’avais voué tant de haine que tu t’étais cachée profondément… seuls tes gémissements indiquaient que tu étais encore quelque part. Je ne pouvais plus les ignorer, alors je suis venue.
Maintenant que je suis auprès de toi, tu peux essuyer tes yeux humides et te relever. Je vais prendre soin de toi. Je vais te remplir d’amour et de bienveillance. Chaque acte de bonté dont je serai témoin, je vais te le donner jusqu’à ce que tu rayonnes comme un soleil et que tu puisses courir, joyeuse et libre comme les autres enfants. Plus rien ne viendra te heurter parce que je vais te protéger. Tu es fatiguée, alors viens te reposer. Je veille sur toi et je serai toujours à tes côtés. Si tu viens à te sentir triste, je serai là pour te consoler et jamais je ne t’abandonnerai.
Je t’en prie, sèche tes larmes, sors de ta cachette. Je vais te montrer les beautés de ce monde.
Le 24 septembre je suis partie. Aujourd’hui, cela fait déjà un mois que je parcours le monde avec mon sac sur le dos et Múki en compagnon. C’est peu dans une vie de routine, c’est beaucoup dans une vie de voyage. J’ai vécu de multiples expériences, j’ai rencontré de nombreuses réponses à mes questions et trouvé le chemin vers la sérénité qui me tenait tant à cœur… alors le moment est venu de partager quelques anecdotes avec vous!
Auto-stop, à pied, bateau-stop. Le bus à l’intérieur des grandes villes comme Istanbul et une fois pour sortir d’un coin perdu sans âme qui vive. Sans doute que je ferai un bout à vélo quelque part. J’ai essayé le tracteur-stop mais il n’allait jamais plus loin que le champ d’à côté!
EXTRAITS DE VOYAGE
Allemagne
Heureuse méprise
«Entschuldigung… können sie mir helfen?»
Je m’adresse à un groupe de camionneurs en train de partager un café à l’entrée d’une station essence de Munich. J’essaie depuis une bonne heure de sortir de cette ville pour prendre la direction de l’Autriche, sans succès. Les grandes agglomérations, c’est le pire cauchemar des autostoppeurs. On n’en sort jamais et les rares voitures qui s’arrêtent ne vont jamais dans la bonne direction… Une vraie fourmilière! Je leur montre le bout de carton gribouillé que je tiens entre mes mains. Ils se lancent dans de grandes explications animées sur l’itinéraire à suivre pour parvenir à l’entrée de l’autoroute. Je n’y comprends rien et je regrette amèrement de ne pas avoir mieux appris mes vocabulaires d’Allemand à l’école. Gênée, je me contente de les remercier. L’un deux s’approche vers moi et me tend la main, paume ouverte vers le ciel.
«Geld, Geld.»
Je suppose qu’il souhaite un pourboire en échange des explications. Je me méfie d’eux.
«Nein, nein. Kein Geld… Danke für alles.»
Il me glisse alors 30 euros dans la main. Je me rends compte de ma méprise et m’empresse de les lui rendre. Il refuse catégoriquement, et m’offre encore un café avant de demander à l’un de ses collègues de me conduire à la première station d’essence de l’autoroute.
Je suis émue par tant de gentillesse… Ce n’est que le troisième jour de mon voyage.
Rencontres à l’Oktoberfest
Croatie
Etranges rencontres
Avec Elias, on attend à la sortie de l’église pour demander au prêtre si l’on pourrait dormir avec nos sacs de couchage sur le sol du grand bâtiment annexe. Une jeune propose de lui demander à notre place, parce qu’elle le connaît bien. Elle ressort de l’église toute désolée. A peine est-elle sur le perron que derrière elle la lourde porte en bois est fermée puis verrouillée. Je suis surprise qu’on ne soit même pas venu voir à quoi on ressemblait. Tout un petit groupe de personnes se forme autour de nous et ils nous grondent comme des enfants. «C’est la colère de Dieu, vous devez rentrer chez vous! Votre voyage est inconscient, rentrez chez vous et priez Jésus!»
Ils discutent entre eux pendant longtemps, en Croate, alors on ne comprend rien. Ils nous annoncent finalement qu’ils nous ont trouvé un appartement entier de libre et qu’un repas chaud nous attend chez les parents de l’une d’entre eux. On n’en aurait jamais espéré autant. On mange tout ce que l’on peut et ils nous offrent de grandes réserves de nourriture pour la route. La jeune femme nous raconte qu’elle avait une maladie incurable des muscles et que grâce à Jésus, elle a guéri. Elle nous engueule encore une fois de notre inconscience en nous ordonnant de rentrer dans nos pays respectifs. On décide néanmoins de reprendre la route le lendemain, songeurs, gênés, et avec un sentiment d’inconfort dont on peine à se défaire.
Albanie
Apprentissage de la simplicité
Cinq jours. C’est le temps que je passe auprès d’une famille modeste en Albanie. Rencontrés au hasard de la route, ils m’ont spontanément offert l’hospitalité. Leur maison? Un genre de mobile-home bricolé avec du bois, du sagex et des cartons. Le toit est en tôle. L’eau courante et l’électricité sont présentes en alternance. Autour du logis, on trouve des services de réparation de voitures et des décharges sauvages, ainsi que bon nombre de maisons dont la construction a été entamée avant d’être laissées à l’abandon. Les deux filles vont à l’école la semaine, tandis que le week-end, elles font principalement le ménage et la cuisine. Je propose maintes fois de les aider, sans succès. Ici, les invités sont sacrés.
Inquiets pour ma sécurité, je ne suis pas autorisée à m’éloigner seule. Je passe ainsi la plupart de mon temps assise, à observer ce qui se passe autour de moi, à manger la délicieuse nourriture qu’on me prépare et à me reposer. Autant dire que c’est un véritable challenge pour la boule d’énergie que je suis… C’est avec eux que j’ai mon deuxième cours de conduite de voiture et la plus grande leçon de vie en voyant ces jeunes travailler sans relâche, vivant simplement et pourtant si heureux, si généreux. Je découvre leurs amis, leur quotidien… L’un d’eux m’interroge:
«Toi, tu es née en Suisse. Moi, en Albanie. Tu as mille possibilités de plus que moi grâce au pays dans lequel tu as grandi. Je peux travailler 24/24 tout ma vie et jamais je n’aurai la qualité de vie que vous avez là bas. Expliques-moi? Quel mal est-ce que j’ai fait? Quelle erreur ai-je commise? Je travaille dur, je vis honnêtement. Je suis simplement né dans le mauvais pays, et il n’y a pas de justice là dedans.»
Je reste muette. Bam. Une grosse claque dans ma figure. Une de plus dans mon voyage.
Une dame en or
Elle me regarde de ses deux grands yeux pétillants d’étincelles. Cela fait cinq minutes que je tente de déchiffrer le discours d’une dame relativement âgée rencontrée au hasard du chemin, en Albanie. Malgré mes efforts, je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte. Je suis arrivée il y a une semaine dans ce pays, et hormis quelques mots de base, mon vocabulaire est proche du néant.
«No comprendo, sorry… English?»
Ses yeux s’illuminent d’autant plus, elle rit en voyant ma mine dépitée. Elle pose sa main gauche sur son cœur et de l’autre, pointe l’index dans ma direction.
«You, very good. You, very very very good person.» Elle rayonne comme un soleil.
«Faleminderit». Les larmes embuent ma vision. A mon tour je pose ma main sur le cœur avant de l’ouvrir dans sa direction.
Elle fait demi-tour en riant, heureuse. Je me sens enveloppée d’une douce chaleur et ma motivation remonte en flèche. Je reprends mon sac sur les épaules et continue de marcher.
Istanbul
Une histoire de poisson
La mosquée que je suis en train de visiter est magnifique. C’est la première fois de ma vie que je rentre dans l’une d’entre elles. Je suis dans la partie pour les touristes, séparée de la partie pour les prières par de larges bandes. Comme dans tous les lieux religieux, j’éprouve un immense respect et je me sens toute petite. C’est bien différent des églises, il y a un grand tapis au sol où se mélangent joyeusement enfants qui courent et adultes qui prient ou qui discutent entre eux, en cercle. Je remarque une petite pièce à part destinée à informer sur l’Islam ou à répondre aux questions éventuelles. Je jette un coup d’œil à l’intérieur. Un homme est en pleine discussion avec un couple. Je reste debout perplexe, hésitante, devant la porte fermée. Cinq bonnes minutes plus tard, je me dis que mon voyage est une recherche, et que ce serait vraiment dommage de ne pas écouter ce qu’il aurait à me dire. Je rentre dans la pièce tandis que le couple s’éclipse. Je fais un très bref résumé de mon voyage et des raisons qui m’ont poussée à partir.
«Imagine un poisson dans un lac sans requin. Il vit sa vie tranquillement et confortablement et ne se pose pas de question car il ne manque de rien et ne connaît pas le danger. Il mourra de vieillesse sans avoir guère évolué depuis sa naissance. Maintenant, imagine-toi un poisson dans une mer infestée de requins. Il va devenir vif, fort, intelligent. Chaque jour il va développer ses qualités et quand il mourra, il aura beaucoup évolué. Pour toi, c’est la même chose.»
A cet instant, je ressens une paix immense. Celle d’avoir enfin donné un sens à ce que j’ai vécu. Une douce sérénité m’envahit. Je me surprends à être reconnaissante pour mon passé, qui m’a tant éprouvée mais qui me permet de me sentir si forte aujourd’hui.
«Va chercher encore plus loin, n’écoute jamais une seule personne et surtout reste toujours libre. Libre de ton corps, de ton esprit et de tes pensées. Lis beaucoup, découvre, explore et trouve ton chemin. Bon voyage!»
Je me confonds en remerciements et ressors, apaisée.
Turquie
Pose ton sac et viens me baiser
«Tu poses ton sac dans ta chambre d’hôtel et tu viens baiser avec moi. Je veux du sexe avec toi. Je veux te baiser. Tu m’excites.»
L’hôtel glauque où il m’a amenée m’effraie. Je suis choquée, dégoutée, j’ai envie de le tabasser. La rage brûle en moi, celle d’être considérée comme un simple bout de viande. Je lui crie en m’enfuyant.
«Vous faites honte à Allah! Vous êtes dégueulasse!».
«C’est pas ma faute, je suis seul. C’est pas ma faute!»
Une fois dans la rue, je marche, la tête haute. Il me rattrape. Je me précipite vers un groupe de jeunes travaillant dans un bar pour leur demander de l’aide. Lui, il a disparu. On me sert un thé et Nurdan, la seule employée qui parle Anglais, m’offre l’hospitalité pour la nuit. Elle a 18 ans et travaille tous les jours de 14h jusqu’à 1h du matin. Pas de week-end, pas de vacances. Son rêve? Voyager, partir à l’aventure, découvrir le monde et surtout la France, parce que le Français «ça sonne comme une chanson douce».
Son patron est athé. Il éprouve une aversion profonde envers toutes les religions et ne croit en aucun Dieu. C’est un artiste, tout le café est décoré de mille couleurs, de plantes, et chiens, chats et oiseaux y ont élu domicile. Il m’explique que selon lui, il n’y a aucun Dieu.
«Mais alors quel est le sens de la vie?. Ça sert à quoi de vivre s’il n’y a rien, après? D’où vient le monde? Comment pouvez-vous expliquer tout ça?»
«Tu parles de choses passées, et de choses futures. On s’en fout car ni l’un ni l’autre n’est la réalité! La vie, c’est maintenant. Et maintenant, je me sens heureux et libre. Pourquoi donc est-ce que je me préoccuperais de hier ou de demain? Et pourquoi est-ce que je croirais en un paradis alors que notre Terre est si belle. Nous avons tout ce qu’il nous faut pour faire que le paradis soit ici, mais l’Humain est stupide.»
Après cette discussion, je retourne vers Nurdan. C’est instinctivement que je lui propose de venir quelques jours avec moi, si le cœur lui en dit, alors que je m’étais jurée de continuer la route seule. On dort chez elle. Le lendemain matin, elle prépare son petit sac à dos et m’annonce qu’elle va m’accompagner. Elle fait ses adieux à ses parents, ses sœurs et son patron. On lève le pouce, à deux. Elle qui n’a jamais quitté sa famille et n’a jamais voyagé, la voilà partie pour d’incroyables découvertes!
Réflexions
Il m’aura fallu un mois de route pour trouver les réponses à mes questions et la sérénité que je cherchais depuis si longtemps. Aujourd’hui, j’ai conscience de l’immense cadeau que toutes ces galères vécues m’ont apporté. Je suis tellement fière de m’être battue pour m’en sortir mais surtout, je suis si reconnaissante de la chance que j’ai. Celle d’avoir eu les soins médicaux dont j’avais besoin, celle d’avoir toujours été guidée et celle d’avoir tant reçu… Il faut de l’ombre pour voir la lumière, et je comprends profondément que c’est la misère subie qui me permet d’être heureuse. Essayez de dessiner la flamme d’une bougie au crayon: sans trait noir sur le papier, il n’y a rien d’autre qu’une feuille blanche. Je ne ressens plus de haine envers mes parents.
«Ils ne t’ont pas respectée? Il faut toujours rester en paix, même dans ces cas-là. Mais avant tout, il faut que tu te protèges, que tu veilles à garder ton intégrité et ta liberté avant toute autre chose. A ce moment-là, tu pourras continuer à être bienveillante même envers ceux qui t’ont meurtrie car jamais ils ne pourront te blesser.»
C’étaient les paroles d’un sage rencontré en chemin. C’était la clé qu’il me manquait. Elles raisonnaient étrangement avec les dires de Jamal lors d’un cours de boxe :
“Il ne te sera pas donné à vivre des épreuves que tu ne peux surmonter. Si tu dois faire face à de grandes difficultés, c’est que tu as la capacité de les affronter. Une expérience qui te semble mauvaise peut en réalité être bonne pour toi, tout comme l’inverse. Regarde la force que tu as aujourd’hui.”
“Protège-toi à chaque instant ”
Il m’avait déjà donné tous les outils pour transformer ma haine en paix intérieure. Pourtant c’est la distance et le recul que m’ont apporté le voyage qui m’ont permis d’y méditer et de les comprendre. Je décide de continuer la route pour le Sri Lanka afin de mettre ce que j’ai appris en perspective et de continuer de découvrir à chaque instant.
J’ai tourné et retourné cette question dans ma tête, elle m’a hantée durant des jours et des nuits. J’ai galéré tant d’années à construire le peu de stabilité que j’ai pu obtenir, alors pourquoi tout quitter pour partir dans l’inconnu? J’ai fini mes études, trouvé un travail qui me plaît et je me suis entourée de personnes en or, celles qui aiment avec le cœur, de vraies lumières. Je pourrais faire mon permis de conduire, emménager dans un appartement, choisir cinq semaines de vacances dans l’année et commencer – enfin – une vie ordinaire. Finies les galères pour trouver de quoi manger et où dormir, la solitude, la peur, les cauchemars. Un quotidien bien rodé, une stabilité douillette me tendent les bras. Pourtant, si j’écoute mon cœur, il reste un grand vide au fond de moi. Je fuis les règles et les principes, j’ai une aversion avérée pour les cadres, les préjugés et les clichés. Vous savez, les bonhommes qu’on place dans des cases? Ces gens qui ne collent pas dans la place prévue, ceux dont on se moque lorsqu’ils ont le dos tourné… C’est eux que je veux rencontrer, ceux que l’on perçoit comme différents, bizarres, inadaptés. J’ai grandi soumise à une seule manière de penser, des plus exiguës. Le monde est grand, riche de cultures et de philosophies différentes. A mon sens, le meilleur moyen de compléter ma construction personnelle est de plonger dans cette océan de couleurs et de contrastes, de m’adapter, de confronter sans cesse mon point de vue et ma vérité personnelle à d’autres. Ce n’est pas facile, ce n’est guère reposant et bien moins confortable que la routine du quotidien qui m’attend en Suisse. Mais c’est la voie que je choisis aujourd’hui, pour grandir et surtout ne pas m’enliser dans mes principes. Je réfléchis depuis de nombreuses années à une phrase dite par Gandhi:
La règle d’or de la conduite est la tolérance mutuelle, car nous ne penserons jamais tous de la même façon, nous ne verrons qu’une partie de la vérité et sous dans angles différents.
Pour être complètement honnête sur les raisons de mon voyage, je dois aussi parler du feu qui brûle dans mes tripes. Celui nourrit par la rage que je ressens envers mes parents, envers ma mère surtout, et qui me consume chaque jour un peu plus. Il est tapis au fond de moi, parfois silencieux, parfois brûlant. Dans ces moments-là, je ressens une terrible douleur. J’ai l’espoir que ce voyage me permette de prendre le recul nécessaire pour faire quelques pas de plus sur le chemin qui mène au pardon, et à l’acceptation. Je m’en vais chercher la paix intérieure au coeur de la simplicité et de la pauvreté, loin des grandes théories vides de sentiments.
Départ
Partir, tout quitter… Ce n’est pas à l’école qu’on nous apprend comment gérer ce genre de situation. Dans le domaine, à force, j’ai pris de l’expérience, et je crois bien que mes amis aussi. Peut-être s’habituent-ils à me voir m’en aller avec l’incertitude de savoir s’ils me reverront, et quand. Que ce soit lorsque je suis partie me faire opérer du cœur, lorsque j’ai voyagé seule avec mon vélo et ma tente ou lors de mon périple solitaire sac au dos au fin fond de Madagascar, ce n’est pas la première fois que je me retrouve confrontée à ces au revoir délicats, aux émotions contradictoires qui m’envahissent. Les larmes au coin de leurs yeux, les étoiles chez d’autres, leurs inquiétudes, l’euphorie, l’adrénaline du voyage et le petit pincement au cœur lorsque je leur lance un dernier regard et que j’imprime précieusement leur sourire dans ma mémoire; ils seront ma potion magique lorsque je traverserai des moments difficiles.
Les gens sont fous aujourd’hui, ils ont peur des autres.
Le père d’une amie me glisse ces mots quelques jours avant mon départ. Ils sont tellement vrais. A croire les dires de certains, je pars au suicide. Le monde est terriblement dangereux, et il va m’engloutir. Alors certes, il y a sans doute plus de risques de traverser les pays en stop que de regarder la télévision sur son canapé, mais alors que fait-on? Pour le moment, je ressens cette urgence de vivre, et j’ai une conscience particulière de la fragilité du fil auquel tient ma vie.
Sur la route
J’ai 24 ans. J’ai démissionné de mon travail, quitté la chambre dans laquelle je vivais, enlevé mes papiers de Suisse. “Globe-trotteuse” c’est ce que la dame du bureau a écrit comme nouvelle adresse.
Il m’aura suffit de penser une dernière fois à tout ce que j’ai galéré ces dernières années pour ne plus hésiter, lancer mon sac à dos le plus robuste sur mes épaules et partir le sourire aux lèvres, sans attente, ouverte à l’inconnu qui s’étend devant mes pas, avec une aveugle confiance dans la vie. J’ai embarqué dans mes affaires mon petit paresseux en peluche Múki – pratique pour voyager parce qu’il dort tout le temps – levé le pouce au bord de la route et j’ai attendu une dizaine de minutes avant qu’une camionnette s’arrête pour m’emmener sur les premiers kilomètres. La boule d’émotions dans mon ventre disparaît tandis que je raconte avec enthousiasme mon projet au conducteur.
Les trois premiers jours, j’ai rejoint Crissier, puis Zurich, à Zagreb, visité l’Oktoberfest de Munich, mangé des biscuits autrichiens et dormi dans un camion. Múki et moi, on s’attendait à galérer pour trouver de quoi se nourrir et où loger avec notre budget serré. Pas un sou en poche, et pourtant, je n’ai manqué de rien. Au besoin, j’ai une réserve d’urgence sur mon compte en banque mais je n’ai pas touché ma carte pour le moment. Les gens que je rencontre m’offrent spontanément le repas et le gîte pour la nuit, quand ce n’est pas de l’argent. Sans doute que le sourire de Múki – même quand il dort – n’y est pas pour rien. Arrivée à Zagreb, grosse déception. Après trois heures d’attente, je suis toujours plantée en plein soleil, au bord d’une station d’essence, et je n’ai pas avancé d’un seul mètre. Un jeune homme arrive, grand sourire aux lèvres malgré son corps courbé sous le poids de son énorme sac à dos, qui doit bien faire le double du mien. Il s’appelle Elias, vient de Berlin et se dirige sur Athènes. Il a pris trois semaines de vacances pour son périple. Il est à la recherche de quelque chose lui aussi, même si je ne saisis pas réellement quoi.
J’aimerais retrouver une petite voix dans ma tête que j’ai perdue.
C’est comme ça qu’il m’a présenté la raison de son voyage, et il ne m’en a pas dit plus. Ce n’est pas nécessaire. On décide de continuer la route ensemble.
A partir de ce moment-là, on a attendu plus longtemps sur le bord des routes que quand j’étais seule, galéré un peu plus pour trouver où loger et passé quelques nuits dehors dans les sacs de couchage. J’ai réalisé, dépitée, que mon matelas de sol était percé, que mon mug sent encore l’ail une semaine après qu’on me l’ait rempli de pâtes – malgré tous mes efforts pour le laver – et que j’ai oublié de prendre mon bonnet. Rien de bien grave, et loin de la mort imminente que certains m’ont prédite.
Il y a du bon et de la douceur dans le voyage à deux. On n’est plus seul lorsqu’on est confronté à un pépin, il y a un air d’insouciance et de vacances. On vit une expérience terriblement excitante, un peu comme dans les émissions de télé-réalité au cours desquelles on doit rejoindre un point A à un point B avec trois fois rien, et s’en est presque amusant. J’apprécie grandement la découverte des côtes adriatiques avec mon nouveau compagnon de route mais mon intuition me souffle qu’il est nécessaire que la suite du voyage, je la fasse seule. Pour aller plus loin au fond de moi, il faut que j’aille creuser là où ça fait mal, très mal, et que je sorte entièrement de ma zone de confort.
Je continue une semaine avec Elias et décide finalement de partir de mon côté, émue par la simplicité et l’ouverture d’esprit des Albanais. Je poursuis ma quête seule, face à moi même et aux rencontres qui guident ma route. Je me plonge profondément dans ce pays qui m’hypnotise par son hospitalité et sa joie de vivre malgré sa grande pauvreté. Je tente de percer le secret de ses habitants et m’immerge dans leur quotidien. A la suite de cet apprentissage, je décide de reprendre la route. Demain, je rejoindrai la Grèce avant de me diriger sur Istanbul, la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde puis le Sri Lanka. A moins que mon coeur ne me guide ailleurs.
Rendez-vous la semaine prochaine pour découvrir mon carnet de voyage, les portraits de mes rencontres et les aventures de chaque jour!
Je m’appelle Myriam. Je suis une jeune femme pleine de vie. J’ai vécu l’enfer. Mon coeur a explosé de chagrin. Mon corps a explosé de douleurs.
Enfance
Je suis née en 1994, dans une famille aisée. On m’a expliqué qu’on n’était pas n’importe quelle famille, qu’on était au-dessus de la moyenne, qu’on avait du sang noble. Les repas étaient des leçons de savoir-vivre menées à la baguette, pour apprendre à se « distinguer ». On m’a enseigné que seuls les premiers réussissent dans la vie. J’ai passé l’essentiel de mes étés dans une maison donnant littéralement sur la plage, en bord de mer, et les vacances d’hiver sur les pistes de ski. Je faisais partie de ces élèves modèles, ceux qui raflent tous les prix aux promotions annuelles de l’école, ceux qui s’attirent le respect et l’admiration des enseignants, écoutant avec assiduité les cours, sagement assis en silence la semaine et enchaînant les dimanches sur les bancs de l’Église, toujours sans mot dire.
L’exemple parfait de la famille parfaite tant désirée par mes géniteurs.
Ce que je n’ai pas encore mentionné, c’est que mon apprentissage de la vie se faisait à coup de patates sur ma tronche, de rétorsions, de séquestrations, d’insultes et de violences. Qu’à l’école, on m’appelait « mycose au cul ». Que celui qui me touchait, attrapait la peste. Qu’on m’a rouée de coups, ouvert les tibias à coups de pied, craché à la figure. Que mes parents avaient l’intime conviction que j’étais possédée par un terrible démon et que seul l’exorcisme pouvait me sauver de l’enfer.
Plus petite que tous, maigre, j’ai grandi de travers, sans guère d’ami ni d’espoir, le cœur brisé, hurlant ma rage et refusant de me soumettre, encaissant les coups plutôt que de me voir abandonner mon identité.
Le SED
Le mot maltraitance, ce sont mes médecins qui m’en ont parlé pour la première fois. J’étais en plein milieu de l’adolescence, et je me retrouvais dans l’hôpital principal de ma ville avec un drôle de nom à digérer, qu’on venait de m’attribuer: le syndrome d’Ehlers-Danlos. C’est une maladie rare, orpheline – car aucun traitement n’existe -, génétique, responsable d’une certaine fragilité des organes en raison du manque de collagène qu’elle induit. Les examens médicaux s’enchaînaient à une vitesse hallucinante, et les rapports de plusieurs pages se cumulaient, couverts d’encre. Mon cœur, mes yeux, les nerfs, le système digestif, la peau, les articulations, le système urinaire, la colonne vertébrale, etc., tous mettaient à jour une atteinte importante. L’analyse génétique confirma le tout par un nom barbare, éliminant tout doute subsistant: mutation COL5A1.
Face à ce chaos, mes parents rentrèrent dans un déni complet, riant de ces nouvelles :
« Ah tu les as bien eus, tu as joué la comédie et ils sont tombés dans le panneau ! Tu pourrais faire du théâtre ! »
Le personnel qui me suivait et me soignait était attentif à moi, m’écoutait. Stupéfaits devant ce comportement, ils me posèrent des questions. Face à leur gentillesse, à leur bienveillance, j’ai craqué et je suis tombée en larmes dans leurs bras. Inquiets, ils m’ont invitée à prendre contact avec le service de protection de la jeunesse, lequel m’a immédiatement assuré un suivi.
Le départ
Quelques mois plus tard, la situation se détériorant, je craignais pour ma vie et mon intégrité était déjà trop entamée. J’ai sauté par la fenêtre de ma chambre, je me suis cachée dans les buissons de la rue voisine et j’ai composé le 117, les mains tremblantes, le chat du quartier serré contre moi. La police est venue me chercher. J’avais 17 ans, un sac sur le dos avec ma peluche fétiche et quelques habits, l’inconnu en ligne de mire. Je suis montée dans la voiture aux sirènes tournoyantes qui s’enfonçait dans la nuit noire.
J’ai erré longtemps, sans repères, dormant là où l’on voulait bien m’accueillir, mangeant la nourriture que l’on était d’accord de me donner, luttant pour obtenir l’aide du service social, dubitatif au vu du salaire de mes parents. J’ai connu la faim – avec par exemple 20 CHF pour couvrir tous les frais et ma nourriture durant un mois – , l’instabilité, le désespoir. Pourtant de cette ombre des personnes sont apparues pour me guider et petit à petit, je me suis reconstruite de mes cendres.
Un nouvel élan
J’ai trouvé une chambre dans un foyer glauque pour les gens “comme moi”, un travail et j’ai commencé le sport. D’abord 12 kilomètres à vélo, puis 40, puis 180. Ensuite, j’ai continué avec la course à pied. Les compétitions s’enchaînaient. Les vingt kilomètres sur route se sont rapidement transformés en septante kilomètres en montagne. Je trouvais un nouvel élan à mon existence, de véritables amitiés se tissaient et je vivais des moments riches en émotion. Mon corps, étonnamment, s’adaptait et la maladie se faisait plus discrète, les douleurs et la fatigue diminuant au fur et à mesure que je cherchais mes limites physiques.
Je me suis lancée dans des études en biologie, et j’ai déménagé dans une vraie chambre d’étudiant. Deux ans plus tard, j’essuyais un échec définitif, je perdais le financement que j’avais obtenu pour mon cursus universitaire, je me retrouvais à nouveau sans logement et sans le sou. Au même moment, le cardiologue m’annonçait que j’allais devoir me faire opérer à cœur ouvert. Les compétitions et les entraînements avec mon équipe étaient désormais interdits et moi, je plongeais droit dans les abîmes.
A deux doigts de la mort
Perdue, remplie de chagrin, et malgré l’avis négatif des médecins, j’ai décidé de traverser les Alpes suisses en courant, sur plus de 400 kilomètres, du Liechstenstein jusqu’à Lausanne, accompagnée et soutenue par mon ancien entraîneur, ami, et l’un des meilleurs coureurs d’ultra, Diego Pazos. J’ai retrouvé un travail, dans un magasin de sport. Quelques mois plus tard, j’entrais à l’hôpital pour l’opération prévue. Ils ont scié mon sternum en deux, ont branché mon cœur à la machine cœur-poumon, l’ont arrêté, ont réparé ma valve aortique et remplacé une partie de mon aorte. A peine sur pied, de graves complications – sans le pressentiment inexplicable de la cardiologue, je serais morte – m’ont renvoyée d’urgence au bloc opératoire pour une deuxième intervention chirurgicale.
Je m’en vais
Une fois sortie de ce gros bloc gris qui a failli m’avaler, j’ai convenu avec mon employeur de faire un apprentissage dans son entreprise. Deux ans plus tard, à 24 ans, je le termine avec brio. Je suis première du canton. Les sports de montagne ont laissé place à la boxe, devenue essentielle pour me permettre de recracher la haine de mon passé qui me ronge et pour me guider vers un nouveau chemin. Mon coach, Jamal, devient mon mentor. Il me soutient avec bienveillance, me permet de retrouver ma force, et de m’épanouir. J’acquiers enfin un peu de stabilité. Pourtant, brûlée à vif par les blessures du passé, épuisée après m’être trop donnée au travail, le cerveau rempli de milliards de questions, je décide de tout quitter pour une grande aventure. Je démissionne de mon emploi et me prépare à partir en stop. Ainsi en septembre je m’en irai de la Suisse pour un long voyage en direction du Sri Lanka, à la recherche d’une certaine sérénité, espérant semer en chemin la haine et la colère qui me rongent.
C’est cette nouvelle vie que je vous propose de découvrir et de suivre ici. Je vous partagerai mes questionnements, mes rencontres, mon voyage, mes réflexions…
“Je ressemble aux oiseaux, disait-elle. J’apprends à chanter dans les ténèbres.”
Le magasin dans lequel je travaille depuis quatre ans, mes potes en or, la petite chambre dans la ferme en haut de la colline, les médecins et les physiothérapeutes de pointe qui me suivent, le club de boxe auquel je tiens tant. Tout ce que j’ai construit petit à petit depuis tant d’années de galères, la stabilité que j’ai enfin gagnée après de rudes batailles, la bienveillance de mes proches, je les laisse derrière moi. Aujourd’hui, alors que mon corps est au summum de sa forme, que mon esprit s’apaise enfin, que mon passé, lentement, s’estompe pour laisser place à une nouvelle force, je m’en vais. Je vais me planter au bord de la route et lever le pouce pour le Sri Lanka.
La rage, l’incompréhension, la déception mêlées à une tristesse indescriptible montent en moi. Mon kiné me regarde, s’aperçoit de mon état et prend un grand ballon de gymnastique.
« Tape dedans de toutes tes forces. »
Mes petits poings nus s’enfoncent l’un à la suite de l’autre avec vigueur et rapidité. Je mets toute mon énergie à défoncer la surface qui se déforme sous mes coups. Je repense à tout ce qui m’a blessée et frappe au fur et à mesure que je recrache le poison qui me ronge.
Je me souviens du cours de philosophie au gymnase durant lequel j’avais entendu parler pour la première fois d’Alexandre Jollien et de son livre « éloge de la faiblesse ». Cet homme suisse, né infirme moteur cérébral, lance plusieurs réflexions dans son petit livre à propos de la normalité, de son intégration à la société et de la vie parmi d’autres personnes infirmes dans un centre spécialisé. J’étais tout récemment diagnostiquée de mon syndrome d’Ehlers-Danlos à ce moment-là et son récit m’avait été droit au cœur.
Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques uns. Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer et d’oublier ce qu’il faut oublier. Je vous souhaite des passions, je vous souhaite des silences. Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rires d’enfants. Je vous souhaite de respecter les différences des autres, parce que le mérite et la valeur de chacun sont souvent à découvrir. Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence et aux vertus négatives de notre époque. Je vous souhaite enfin de ne jamais renoncer à la recherche, à l’aventure, à la vie, à l’amour, car la vie est une magnifique aventure et nul de raisonnable ne doit y renoncer sans livrer une rude bataille. Je vous souhaite surtout d’être vous, fier de l’être et heureux, car le bonheur est notre destin véritable. Jacques Brel
Je me rappelle de cet été durant lequel, sans plus penser à la cicatrice qui traverse ma poitrine, j’ai pris un bikini au lieu du maillot une pièce pour aller nager . J’avais l’habitude de cacher ce trait rouge qui me scinde en deux, le protégeant du soleil et des regards.
10 décembre 2016. Christmas Midnight Run. 7,2 kilomètres. 250m D+
Environ deux mois après ma deuxième hospitalisation en cardiologie, je compte pour tout entraînement une dizaine de footings de 30 minutes, quatre sorties VTT de 1 heure et une sortie montagne en rando-course… Ce n’est pas grand chose.