En stop de la Suisse jusqu’au Sri Lanka
Gjirokastër, le 9 octobre 2018
Pourquoi tu pars?
J’ai tourné et retourné cette question dans ma tête, elle m’a hantée durant des jours et des nuits. J’ai galéré tant d’années à construire le peu de stabilité que j’ai pu obtenir, alors pourquoi tout quitter pour partir dans l’inconnu? J’ai fini mes études, trouvé un travail qui me plaît et je me suis entourée de personnes en or, celles qui aiment avec le cœur, de vraies lumières. Je pourrais faire mon permis de conduire, emménager dans un appartement, choisir cinq semaines de vacances dans l’année et commencer – enfin – une vie ordinaire. Finies les galères pour trouver de quoi manger et où dormir, la solitude, la peur, les cauchemars. Un quotidien bien rodé, une stabilité douillette me tendent les bras. Pourtant, si j’écoute mon cœur, il reste un grand vide au fond de moi. Je fuis les règles et les principes, j’ai une aversion avérée pour les cadres, les préjugés et les clichés. Vous savez, les bonhommes qu’on place dans des cases? Ces gens qui ne collent pas dans la place prévue, ceux dont on se moque lorsqu’ils ont le dos tourné… C’est eux que je veux rencontrer, ceux que l’on perçoit comme différents, bizarres, inadaptés. J’ai grandi soumise à une seule manière de penser, des plus exiguës. Le monde est grand, riche de cultures et de philosophies différentes. A mon sens, le meilleur moyen de compléter ma construction personnelle est de plonger dans cette océan de couleurs et de contrastes, de m’adapter, de confronter sans cesse mon point de vue et ma vérité personnelle à d’autres. Ce n’est pas facile, ce n’est guère reposant et bien moins confortable que la routine du quotidien qui m’attend en Suisse. Mais c’est la voie que je choisis aujourd’hui, pour grandir et surtout ne pas m’enliser dans mes principes. Je réfléchis depuis de nombreuses années à une phrase dite par Gandhi:
La règle d’or de la conduite est la tolérance mutuelle, car nous ne penserons jamais tous de la même façon, nous ne verrons qu’une partie de la vérité et sous dans angles différents.
Pour être complètement honnête sur les raisons de mon voyage, je dois aussi parler du feu qui brûle dans mes tripes. Celui nourrit par la rage que je ressens envers mes parents, envers ma mère surtout, et qui me consume chaque jour un peu plus. Il est tapis au fond de moi, parfois silencieux, parfois brûlant. Dans ces moments-là, je ressens une terrible douleur. J’ai l’espoir que ce voyage me permette de prendre le recul nécessaire pour faire quelques pas de plus sur le chemin qui mène au pardon, et à l’acceptation. Je m’en vais chercher la paix intérieure au coeur de la simplicité et de la pauvreté, loin des grandes théories vides de sentiments.
Départ
Partir, tout quitter… Ce n’est pas à l’école qu’on nous apprend comment gérer ce genre de situation. Dans le domaine, à force, j’ai pris de l’expérience, et je crois bien que mes amis aussi. Peut-être s’habituent-ils à me voir m’en aller avec l’incertitude de savoir s’ils me reverront, et quand. Que ce soit lorsque je suis partie me faire opérer du cœur, lorsque j’ai voyagé seule avec mon vélo et ma tente ou lors de mon périple solitaire sac au dos au fin fond de Madagascar, ce n’est pas la première fois que je me retrouve confrontée à ces au revoir délicats, aux émotions contradictoires qui m’envahissent. Les larmes au coin de leurs yeux, les étoiles chez d’autres, leurs inquiétudes, l’euphorie, l’adrénaline du voyage et le petit pincement au cœur lorsque je leur lance un dernier regard et que j’imprime précieusement leur sourire dans ma mémoire; ils seront ma potion magique lorsque je traverserai des moments difficiles.
Les gens sont fous aujourd’hui, ils ont peur des autres.
Le père d’une amie me glisse ces mots quelques jours avant mon départ. Ils sont tellement vrais. A croire les dires de certains, je pars au suicide. Le monde est terriblement dangereux, et il va m’engloutir. Alors certes, il y a sans doute plus de risques de traverser les pays en stop que de regarder la télévision sur son canapé, mais alors que fait-on? Pour le moment, je ressens cette urgence de vivre, et j’ai une conscience particulière de la fragilité du fil auquel tient ma vie.
Sur la route
J’ai 24 ans. J’ai démissionné de mon travail, quitté la chambre dans laquelle je vivais, enlevé mes papiers de Suisse. “Globe-trotteuse” c’est ce que la dame du bureau a écrit comme nouvelle adresse.
Il m’aura suffit de penser une dernière fois à tout ce que j’ai galéré ces dernières années pour ne plus hésiter, lancer mon sac à dos le plus robuste sur mes épaules et partir le sourire aux lèvres, sans attente, ouverte à l’inconnu qui s’étend devant mes pas, avec une aveugle confiance dans la vie. J’ai embarqué dans mes affaires mon petit paresseux en peluche Múki – pratique pour voyager parce qu’il dort tout le temps – levé le pouce au bord de la route et j’ai attendu une dizaine de minutes avant qu’une camionnette s’arrête pour m’emmener sur les premiers kilomètres. La boule d’émotions dans mon ventre disparaît tandis que je raconte avec enthousiasme mon projet au conducteur.
Les trois premiers jours, j’ai rejoint Crissier, puis Zurich, à Zagreb, visité l’Oktoberfest de Munich, mangé des biscuits autrichiens et dormi dans un camion. Múki et moi, on s’attendait à galérer pour trouver de quoi se nourrir et où loger avec notre budget serré. Pas un sou en poche, et pourtant, je n’ai manqué de rien. Au besoin, j’ai une réserve d’urgence sur mon compte en banque mais je n’ai pas touché ma carte pour le moment. Les gens que je rencontre m’offrent spontanément le repas et le gîte pour la nuit, quand ce n’est pas de l’argent. Sans doute que le sourire de Múki – même quand il dort – n’y est pas pour rien. Arrivée à Zagreb, grosse déception. Après trois heures d’attente, je suis toujours plantée en plein soleil, au bord d’une station d’essence, et je n’ai pas avancé d’un seul mètre. Un jeune homme arrive, grand sourire aux lèvres malgré son corps courbé sous le poids de son énorme sac à dos, qui doit bien faire le double du mien. Il s’appelle Elias, vient de Berlin et se dirige sur Athènes. Il a pris trois semaines de vacances pour son périple. Il est à la recherche de quelque chose lui aussi, même si je ne saisis pas réellement quoi.
J’aimerais retrouver une petite voix dans ma tête que j’ai perdue.
C’est comme ça qu’il m’a présenté la raison de son voyage, et il ne m’en a pas dit plus. Ce n’est pas nécessaire. On décide de continuer la route ensemble.
A partir de ce moment-là, on a attendu plus longtemps sur le bord des routes que quand j’étais seule, galéré un peu plus pour trouver où loger et passé quelques nuits dehors dans les sacs de couchage. J’ai réalisé, dépitée, que mon matelas de sol était percé, que mon mug sent encore l’ail une semaine après qu’on me l’ait rempli de pâtes – malgré tous mes efforts pour le laver – et que j’ai oublié de prendre mon bonnet. Rien de bien grave, et loin de la mort imminente que certains m’ont prédite.
Il y a du bon et de la douceur dans le voyage à deux. On n’est plus seul lorsqu’on est confronté à un pépin, il y a un air d’insouciance et de vacances. On vit une expérience terriblement excitante, un peu comme dans les émissions de télé-réalité au cours desquelles on doit rejoindre un point A à un point B avec trois fois rien, et s’en est presque amusant. J’apprécie grandement la découverte des côtes adriatiques avec mon nouveau compagnon de route mais mon intuition me souffle qu’il est nécessaire que la suite du voyage, je la fasse seule. Pour aller plus loin au fond de moi, il faut que j’aille creuser là où ça fait mal, très mal, et que je sorte entièrement de ma zone de confort.
Je continue une semaine avec Elias et décide finalement de partir de mon côté, émue par la simplicité et l’ouverture d’esprit des Albanais. Je poursuis ma quête seule, face à moi même et aux rencontres qui guident ma route. Je me plonge profondément dans ce pays qui m’hypnotise par son hospitalité et sa joie de vivre malgré sa grande pauvreté. Je tente de percer le secret de ses habitants et m’immerge dans leur quotidien. A la suite de cet apprentissage, je décide de reprendre la route. Demain, je rejoindrai la Grèce avant de me diriger sur Istanbul, la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde puis le Sri Lanka. A moins que mon coeur ne me guide ailleurs.
Rendez-vous la semaine prochaine pour découvrir mon carnet de voyage, les portraits de mes rencontres et les aventures de chaque jour!